Wepot, anatomie d’un succès… arrivé trop vite

Startup coachée par GENILEM, Wepot a connu un démarrage fulgurant avant de mettre la clé sous la porte. Retour sur cinq années intenses avec son co-fondateur Quentin Kany.
— Ça va ?
— Ça va.
Je ne savais pas trop à quoi m’attendre, lors de ce rendez-vous au café du casino de Montbenon avec Quentin. Je l’ai toujours connu plein de bonne humeur et d’entrain, toujours un mot pour détendre l’atmosphère, jamais stressé, disponible et ouvert quelle que soit la situation… C’était un an et demi auparavant, quand je venais le voir dans l’usine de Villeneuve où il travaillait avec toute une équipe. Je me rendais alors là-bas pour raconter la success story de l’entreprise qu’il avait cofondée, Wepot.
Mais nous sommes en mars 2025, et la jeune entreprise fabricante d’ollas, ces systèmes d’irrigation en terre cuite, dépose le bilan. Tout ça s’est passé très vite, je l’ai appris par GENILEM, avant que l’info ne soit publique. Je suis surprise par cette situation sans appel, et j’imagine Quentin sous le coup des évènements. Je ne veux pas remuer le couteau dans la plaie. Et en même temps, après avoir suivi l’aventure de l’équipe durant des mois, j’ai envie de comprendre ce brusque retournement. Quand j’ai proposé à Quentin de prendre un verre pour en parler, il a accepté tout de suite.
Une liquidation à l’amiable
Lorsque je le retrouve, il n’a pas changé : détendu, jovial, ouvert. Il n’esquive rien. « La partie émotionnelle ça va, quand tu lances une boîte en étant jeune, il y a plein d’autres projets possibles ensuite. Il y a eu un moment difficile, pendant les fêtes. J’étais démotivé, je me suis séparé de ma copine, je bossais sans arrêt… Mais je suis rentré voir ma famille, et maintenant ça va beaucoup mieux, je suis hyper bien entouré par mes amis, mes proches. Franchement c’est vrai, ça va. Je me suis dit, “soit tu te morfonds, soit tu relèves la tête et tu y vas”. »
L’équipe soudée que j’ai connue à la tête de Wepot a été secouée. Il y a eu des « éloignements », mais Quentin arrive encore à échanger avec chacun de ses associéꞏes « même si c’est plus comme avant, chacun a un peu pris ses distances… ».
Il parle très vite Quentin, il est déjà dans les analyses, les explications. Je lui demande dans un premier temps de revenir sur l’enchaînement qui a conduit à la fin des opérations. Il m’explique : à l’été 2024, les trois cofondateurꞏrices de l’entreprise comprennent que ça ne va pas. « On avait lancé le déploiement de la marque en Allemagne cette année-là. Mais six mois après, on n’avait signé aucun partenaire et les ventes étaient dérisoires. Nos liquidités s’étaient écroulées. On avait licencié l’une de nos potières, en pensant pouvoir la réembaucher derrière, mais au lieu de cela on a dû se séparer du reste de l’équipe. En août 2024, on a lancé une levée de fonds pour sauver la boîte. Et les retours des investisseurs potentiels ont été sans appel : “on sent que votre entreprise coule, on n’y croit pas, cette fois-ci, on n’y croit plus”. On s’y attendait, quelque part, ça ne nous a pas choqués. Et quand je suis rentré de congés en septembre, d’un commun accord, on a fait ce qu’on avait envisagé : prononcer la liquidation à l’amiable. » Un choix difficile, mais rationnel, « pour éviter que les dettes ne s’accumulent et permettre de les rembourser en écoulant le stock de produits restant. »

L’Eldorado allemand
Ok, on rembobine. Donc ce qui a coulé cette jeune entreprise prometteuse, c’était d’avoir entamé cette course vers ce marché allemand ?
Je me souviens de ce projet, évoqué les yeux brillants et avec tellement d’assurance par l’équipe devant leur investisseur. Ils en parlaient comme d’une évidence, d’une opération faisable, à leur portée. C’était presque la poule aux œufs d’or. J’avais été un peu interpellée, à l’époque, par leur absolue confiance à imposer, avec leur entreprise de six salariéꞏes, leurs ollas dans cet immense marché. Durant mes études, j’avais suivi un cursus de communication économique interculturelle, en Allemagne, justement. Je me souviens de séminaires fastidieux et de cours qui nous expliquaient la spécificité culturelle d’un marché, l’impossibilité de transposer « telle quelle » une campagne de communication, un concept ou un produit d’un pays à l’autre… Mais c’était il y a vingt ans, bien avant les réseaux sociaux, autant dire il y a un siècle, en termes d’entrepreneuriat. Et puis la détermination fonceuse de ces jeunes entrepreneurs m’a surtout renvoyé à mes propres limites et peurs. Entreprendre, n’est-ce pas justement faire des paris, prendre des risques ? Quentin est catégorique : « L’Allemagne, c’était une erreur. On y est allés alors que nos liquidités étaient déjà fragiles, car notre produit est saisonnier. Ça avait l’air simple, mais ce n’était pas le cas. Pauline ne voulait pas y aller, les investisseurs non plus. Clément et moi si, on y a été en mode fonceurs, on s’est un peu dit “on va leur prouver ”. On a contracté une dette auprès des banques, et auprès de nos investisseurs pour se lancer, et ouvrir un lieu de logistique et de stockage, on a fait un gros salon qui s’est bien passé. Mais les ventes n’ont pas suivi… En réalité, il aurait fallu beaucoup plus d’argent : on aurait dû engager une personne capable de démarcher des points de vente en continu. »
Avec le recul, pourquoi cet empressement à vouloir aller à l’étranger ? « C’était l’année où on voulait faire le gap !!! On ne gagnait pas bien notre vie… On travaillait énormément depuis cinq ans. On s’est dit au fond : soit ça explose, soit ça ne marche pas. Quelque part, je crois qu’on avait conscience de ça… »
Changer le monde
Je réalise alors que je parle avec un entrepreneur qui n’a pas trente ans, et qui a turbiné non-stop depuis la fin de ses études. C’est là-dessus que j’ai envie de m’arrêter : « faire le gap », « exploser ». Les termes me rappellent la manière dont Clément, Pauline, Quentin m’ont présenté leur entreprise quand je les ai interviewés la première fois : Wepot, c’est une solution pour « changer le monde. » Les ollas, c’est une petite solution d’irrigation, « mais notre ambition, elle, elle était énorme », me rappelle Quentin. Est-ce que l’un des éléments du problème ne serait pas là ? Pourquoi une jeune entreprise suisse, active dans la création de solutions d’irrigation locales, devrait-elle changer le monde et résoudre des problèmes à l’échelle de la planète entière ? Et pourquoi aucun investisseur, aucun incubateur, aucun coach, aucun banquier n’est surpris quand il entend ça ? D’ailleurs, c’est même l’inverse : l’idée de changer le monde, de porter des projets transposables, exportables, scalables, au potentiel de croissance sans limites sont en réalité encouragés. Mais pas forcément financés en conséquence…
« On a levé 350’000 (francs) au début de notre aventure. Rien que là, en réalité, ce qu’il fallait, c’était 500’000 », estime Quentin. Et étant donné que la startup s’est lancée en pleine pandémie, une période marquée par l’engagement sociétal, un regain pour les questions écologiques et un engouement pour la consommation locale, son projet et ses ambitions ont semblé tout à fait légitimes. Quentin est d’ailleurs lucide sur l’explosion de la demande qui a accompagné les débuts de Wepot. « L’année où on passe de 30 à 150’000 francs de ventes, c’est 2021… Avec le recul, c’est 100 % une conséquence du Covid, lorsque les gens avaient un excès de salaire à dépenser. L’année suivante, on a fait un chiffre de 200’000, puis en 2023 450’000… » Et ici aussi, comment ne pas penser que cette croissance allait se poursuivre ?
Nous sommes presque programmés à concevoir l’expansion comme la norme, et notre économie toute entière est orientée vers cette logique, comme le pointe le chercheur Timothée Parrique (Ralentir ou périr, L’économie de la décroissance, Seuil 2022). Pour des entrepreneurs qui fréquentent les milieux, médias et conférences qui relaient les success-stories (et pas tellement les histoires d’échec) il est tentant — voire normal — de s’aligner sur ces récits, de se conformer à ces modèles de réussites, de s’y identifier et de vouloir en faire partie. Et comme me le glisse Quentin, sur le long terme, la recherche d’une qualité de vie peut tout d’un coup devenir primordiale « on arrivait vers nos 30 ans… On vivait une expérience incroyable, mais sans aucune sécurité financière… Je ne sais pas si on était encore prêts à vivre deux ans de galères… »

Produire en Suisse
Mais ces aspects-là sont de l’ordre de l’inconscient, de la toile de fond. Wepot n’a pas été ‘sabordée’ sciemment par ses fondateurꞏrices. Quentin démêle d’autres éléments bloquants, beaucoup plus tangibles. La production, d’abord. « On n’avait pas d’ingénieur spécialisé en céramique en interne ! Et ceux qui nous aidaient à distance à travers des programmes ne pouvaient pas suivre notre rythme, celui du business. On a certes réussi des choses. Mais la R&D, le suivi de production, le management d’une usine… c’est un job à part. Ce qui nous a manqué, aussi, c’est une vraie expertise industrielle… Mais en Suisse, comment la forger ? Ici, l’industrie, soit c’est de l’hyperluxe ou alors de l’alimentaire. Il n’y avait rien d’équivalent à ce que l’on faisait…en tout cas, je n’en ai pas eu vent. On aurait dû être accompagnés spécifiquement sur cet aspect technico-industriel, qui a été complexe tout du long. » Bien qu’elles soient parfois critiquées pour leur faiblesse ou leur faible articulation, les aides à l’entrepreneuriat sont nombreuses en Suisse romande. Mais effectivement, à ma connaissance, un tel programme d’accompagnement industriel sur mesure n’existe pas. Est-ce un manque réel, ou bien est-ce à chaque entreprise de construire sur le temps long ? Toujours est-il que pour Wepot, ce savoir-faire n’a pas pu être élaboré au fil des mois. « Au final », déplore Quentin, « on n’a jamais connu le coût réel de production d’une olla, qui aurait pourtant été crucial pour nos business plans et pour anticiper notre trésorerie. »
La fin de la vague verte
Sur les questions de marketing, communication, distribution, Quentin est moins critique. Il faut dire que cela a été son domaine de prédilection… Il lui arrive de repenser aux termes de certains contrats, de retourner dans tous les sens certains choix — le fameux marché de Noël de Montreux qui a frigorifié toute l’équipe et provoqué peu de ventes —, sur ce plan, il a sincèrement l’impression d’avoir fait de son mieux. De la même manière, il ne remettra jamais en question l’engagement ou les décisions de ses collègues — tous trois ont d’ailleurs toujours fonctionné très horizontalement.
Par contre, Quentin le reconnaît tout de go, le marché de la durabilité « est très compliqué ». « Si on questionne les gens : 100 % sont pour des produits durables, écologiques, made in Switzerland… Mais en magasin, avec 40 % de différence sur le prix, ils ne suivent pas. Il y a la concurrence étrangère… Et puis on voit bien que la durabilité en elle-même a pris un coup. Les épiceries en vrac se sont cassées la figure, la thématique en soi semble passée aux oubliettes. Trump dit ouvertement qu’il se fiche de l’écologie et ça ne choque plus personne… » Force est de reconnaître que la COP15 et tous les espoirs qu’elle charriait paraissent bien loin.
Après une analyse aussi détaillée, je m’attends à ce que Quentin s’avoue désillusionné, qu’il abandonne toute idée d’entreprendre. Une fois de plus, je réalise que pas du tout : il a déjà réfléchi dans tous les sens à ce qui pourrait être vu comme un échec. Oui, l’aventure s’arrête, mais l’équipe peut être fière de ce qu’elle a accompli, et je sens chez Quentin un besoin d’affirmer cela aussi. Wepot a imaginé un produit innovant, développé une ambiance de travail unique, construit un réseau de distribution suisse, noué des partenariats avec des communes et des écoles… Le tout, en apprenant sur le tas un métier qui n’existait absolument pas en Suisse. Ce n’est pas rien ! Non seulement Quentin a tiré des leçons solides de toute cette expérience (voir encadré). Mais en plus, en fonction de l’évolution de la liquidation, il envisage de capitaliser sur ce travail, pour poursuivre l’aventure « sous une autre forme ». Car pourquoi laisser tout s’écrouler ? Un #Wepot2 pourrait voir le jour. Affaire à suivre…
Les conseils de Quentin Kany
— Ne pas tomber amoureux de son idée : on te le répète, mais c’est vraiment central et peut-être qu’il faut passer par l’échec pour vraiment comprendre ce mantra. Mais en résumé, chacun de tes choix doit être justifié par toute une série d’arguments : pourquoi tu as besoin de ce local, de cette machine, de cette ressource, etc., est-ce qu’il n’y a pas une autre solution ? Il faut savoir tout justifier ».
– Le business entre amis, c’est possible, mais… je ne crois plus au 50/50 dans le partage des parts : une personne doit être responsable, s’il y a un souci, elle doit pouvoir prendre les décisions. Je recommanderais toujours d’avoir un leader, au moins, quelqu’un peut avoir le dernier mot. »
— La transparence est clé : avec les partenaires, les employés, les parties prenantes. On a essayé de le faire au maximum, de rester flexibles quand ça n’allait pas, pour les licenciements — la chose la plus difficile qu’il m’ait été donné de faire — on l’a toujours fait ensemble, de manière brève, et en expliquant clairement les raisons de notre choix.
— Vendre ! On aurait dû lever plus de fonds, certes. Mais le meilleur conseil, c’est un banquier qui nous l’a donné en nous disant : « votre priorité c’est de vendre, de faire du cash » Quand on innove, on veut en permanence améliorer ceci, cela, développer une V2 ou un nouveau prototype, lancer un nouveau projet… La priorité, en réalité, c’est de stabiliser la trésorerie, et pour cela, il faut vendre.
Curieux·euse d’en savoir plus sur la vision de Quentin pour Wepot2 ? Lisez aussi « Quand l’entrepreneuriat de vous lâche pas »
Enfin, retrouvez le récit immersif du démarrage fulgurant de Wepot, ainsi que de celui de la marque de vélo Miloo, publié par GENILEM en 2024 : « Les coulisses de l’innovation : six mois dans le quotidien de deux entreprises romandes »