D’une intuition à une révolution : GENILEM racontée par ses fondateurs

La création de GENILEM a elle-même été une innovation dans l’écosystème romand du soutien à l’entrepreneuriat. Sa stratégie d’alors se retrouve toujours dans l’identité actuelle de l’association : accompagnement sur le temps long, importance du marché, compréhension élargie de l’innovation. Retour sur ces origines structurantes avec les deux fondateurs de l’association, Anne Southam Aulas et Armand Lombard.
Si GENILEM est aujourd’hui bien inscrite dans l’écosystème romand d’aide à l’innovation, sa création, en 1995, a elle-même été une aventure. Qui se souvient que le nom de l’association constitue l’acronyme de Génération Innovation Lémanique ? À l’époque, la mondialisation n’est pas encore une réalité pour les entreprises, Internet est balbutiant et ne constitue pas encore un outil de travail. Aucun soutien n’existe pour les créatrices et créateurs d’entreprise.
À Genève et Lausanne, des décideurs économiques constatent cependant le besoin de renouveler un tissu économique vieillissant, et les difficultés que connaissent les jeunes entrepreneurꞏeuses. Quelques initiatives voient le jour.
Mais c’est la rencontre de deux esprits visionnaires, innovants et parfaitement complémentaires, Anne Southam Aulas, issue d’une famille de capital-risqueurs, et Armand Lombard, associé de la Banque Lombard Odier, qui va servir de catalyseur à la naissance de GENILEM. Entretien.
Avant de parler de GENILEM, évoquons votre rencontre et votre complémentarité : qu’est-ce qui explique votre collaboration si fructueuse et efficace ?
Armand Lombard : J’étais associé au sein de la Banque Lombard Odier et j’étais en recherche d’innovation, de renouveau dans mon métier. Rien n’existait pour accompagner les entreprises, et leur taux de mortalité était élevé, j’avais conscience qu’il fallait travailler sur ce problème. J’ai rencontré Anne en 1993 dans le cadre du Parti Libéral où j’étais en campagne (pour être député au grand conseil de Genève, NDLR), et nous nous sommes rapidement très bien entendus. Nous avons d’abord évoqué l’idée d’une microbourse…
Anne Southam Aulas : À cette époque, j’avais déjà démarré plusieurs entreprises et constaté que le parcours était toujours le même, quel que soit le secteur. J’ai alors cherché à modéliser les étapes d’un démarrage et visité des pépinières françaises. Novacité à Lyon disposait d’un modèle et d’outils d’accompagnement très novateurs, initiés par Denis Feuillant, avec un taux de réussite de plus de 90 % à 3 ans. J’ai échangé avec Armand autour de ce sujet et nous avons organisé un voyage sur place avec une équipe de députés genevois.
Rien n’existait, mais l’idée d’un soutien était dans l’air.
L’idée de soutien à l’entrepreneuriat, calqué sur le modèle lyonnais, a donc rapidement été acceptée dans le contexte politique de l’époque ?
AL : Rien n’existait, mais l’idée d’un soutien était dans l’air. Et les personnes présentes lors de la visite de Novacité, quel que soit leur bord politique — libéraux, démocrates-chrétiens, socialistes — ou leur profil — entrepreneurs, acteurs publics, institutionnels — se sont rapidement entendues. Le modèle proposé a tout de suite convaincu.
ASA : Ce modèle, accompagner les entreprises à leur démarrage gratuitement, a effectivement reçu un accueil très favorable. L’autre innovation qui a convaincu, c’était d’avoir réuni dans l’association GENILEM des acteurs publics et privés, très complémentaires et avec une même ambition : dynamiser le tissu économique et réduire le taux d’échec dans les trois premières années d’une entreprise. Cette dynamique positive autour de l’entrepreneuriat et la force de proposition de tous les acteurs de GENILEM fut très bien accueillie et soutenue par les médias de l’époque.
L’accélérateur Novacité a été fondé en 1987, sur une volonté commune de la Chambre de commerce et d’industrie de Lyon Métropole Saint-Étienne Roanne et de la Métropole de Lyon, afin de faciliter l’émergence et la croissance d’entreprises innovantes génératrices de forte valeur ajoutée. Fort de 30 ans d’expérience, le Centre européen d’Entreprise et d’Innovation NOVACITÉ est aujourd’hui l’accélérateur des Start-Up à haut potentiel de la CCI.
Source : https://www.novacite.com/equipe-novacite
Cette approche « marché », selon laquelle il faut tester une problématique sur un marché avant de finaliser un produit ou un service était nouvelle.
Quelle était la force du modèle de Novacité ?
ASA : Se focaliser sur des critères de réussite commerciale d’une entreprise, et non sur l’aspect « produit ». Cette approche « marché », selon laquelle il faut tester une problématique sur un marché avant de finaliser un produit ou un service était nouvelle. C’est Paul Millier, professeur à l’École de management de Lyon qui a développé la notion de segmentation d’un marché qui n’existe pas encore, adapté aux entreprises en démarrage. Il fut le premier à formaliser un processus fait d’itération entre une idée, sa confrontation au marché, son adaptation selon les retours, son nouveau test auprès d’un marché, etc. (voir encadré ci-dessous). La technique d’accompagnement de Novacité reposait sur la mesure de la performance commerciale dès le départ, une focalisation sur le problème résolu pour le client, une formation en technique de vente, et l’utilisation d’un tableau de bord financier comme véritable outil de pilotage pour l’entrepreneur. Le co-développement avec un premier client était aussi abordé. L’ensemble de l’approche était novatrice.
Justement, quelles différences entre la France et la Suisse : qu’avez-vous pu transposer du modèle de Novacité, et qu’est-ce qu’il a fallu penser autrement, pour GENILEM ?
ASA : Nous avons suivi exactement la même méthode que Novacité pour ce qui est des critères de mesure de la performance commerciale d’une entreprise au démarrage (nombre d’appels téléphoniques, de rendez-vous, d’offres, de contrats). Mais pour ce qui était des indicateurs financiers, il a fallu trouver d’autres solutions et adapter aux règles comptables helvétiques. L’accompagnement moral de l’entrepreneur était également relevé comme essentiel dans les deux structures, suisse et française. Enfin, notre collaboration avec Novacité s’est matérialisée par la création d’un magazine — CRÉATEURS, qui présentait les entrepreneurs soutenus par nos structures — distribué en Suisse romande et dans la région lyonnaise.
Que peut-on dire de l’économie romande de l’époque ?
AL : L’enjeu était de trouver ce qui formerait le futur tissu économique. Tout le monde se rendait bien compte qu’il était nécessaire d’amener de nouvelles pépites innovantes pour pérenniser le tissu économique suisse. L’enjeu, c’était de savoir comment financer ce besoin de renouveau.
ASA : Un ralentissement économique était clairement en cours. Les banques et entreprises privées n’étaient pas à même d’accompagner la nécessaire transition. Mais les départements d’économie, les chambres de commerce vaudoises et genevoises ont perçu ce besoin de cultiver l’entrepreneuriat local et se sont fortement impliqués dans le projet.
La nouveauté de l’époque était de dire implicitement aux jeunes entrepreneurs : nous avons confiance en vous.
Un mot sur la culture de l’entrepreneuriat à l’époque : était-elle développée ?
ASA : Moins qu’aujourd’hui. La nouveauté de l’époque était de dire implicitement aux jeunes entrepreneurs : nous avons confiance en vous. Le fait que cela vienne d’un groupe de personnes et d’institutions reconnues et établies, visibles, médiatisées leur apportait une confiance et un soutien inédits.
AL : Le soutien et l’esprit de GENILEM ont peu à peu gagné d’autres sphères. Le dynamisme initial n’est pas forcément venu d’abord des grandes entreprises ou des syndicats patronaux. Il y a en quelque sorte eu deux mouvements. D’abord un essor institutionnel. C’est ainsi la CVCI (Chambre Vaudoise du Commerce et de l’Industrie) qui a la première soutenu la création de GENILEM, suivie très rapidement par son alter ego genevoise, puis la BCV, entraînant ainsi le soutien de la BCGE et ainsi de suite. Dès qu’une structure ou une institution vaudoise ou genevoise rejoignait l’aventure, son pendant montait à bord également. Et puis les syndicats patronaux et les entreprises privées ont suivi.

Donc même si l’idée était dans l’air, que les acteurs se sont rapidement entendus sur le modèle, que la confiance était présente, monter GENILEM n’a pas été tout à fait évident ?
ASA : La recherche de financement était compliquée. Nous avons eu la chance d’avoir Armand à bord, une personnalité reconnue, qui disposait d’un réseau énorme. Jean-Luc Strohm, directeur de la CVCI fut le premier à débloquer un financement pour que GENILEM puisse démarrer. Dès ce moment, les autres parrainages furent plus faciles à obtenir.
AL : Nous avons aussi fait beaucoup de bruit, réalisé une campagne de communication exceptionnelle et été très soutenus par les médias. La relance des petites entreprises a également été un thème très présent dans les campagnes politiques de l’époque.
Nous avons désamorcé un tabou : pour GENILEM, toute entreprise, quel que soit son secteur d’activité méritait de l’intérêt.
Peut-on revenir sur le contexte technologique de l’époque, le type d’entreprises accompagnées ?
AL : Les entreprises soutenues étaient toutes petites, souvent un entrepreneur, qui grandissait en intégrant deux, trois personnes, parfois dix ou plus. Pour tenir, il fallait beaucoup de fonds. Les produits et initiatives soumis à GENILEM étaient très différents. Je me souviens d’un tas de choses très marrantes : création de crèches, horlogerie, dépollution… Toutes sortes de choses.
ASA : Nous nous trouvions avant le crash de la bulle technologique, aux débuts d’Internet et l’intérêt pour l’innovation était focalisé sur tout ce qui était électronique. Nous avons désamorcé un tabou : pour GENILEM, toute entreprise, quel que soit son secteur d’activité méritait de l’intérêt. L’innovation pouvait résider autant dans l’emballage d’un produit que dans la manière de le distribuer ou de le facturer.
Comment se déroulaient les sélections ?
AL : Nous n’avions pas de droit de vote dans le Comité de sélection de projets mais avons imaginé le processus, avec son premier Président, Michel Balestra : il consistait en quinze minutes de présentation de son projet par l’entrepreneur, — avec un sablier acheté spécialement — puis quinze minutes de questions par le Comité et quinze minutes de délibération, afin de fournir une réponse immédiate et ne pas faire traîner les choses.
ASA : Ce Comité était constitué de beaucoup d’entrepreneurs, des gens neutres, — pas de parrains à cette époque —, sélectionnés pour leurs compétences entrepreneuriales. Armand et moi divergions sur le sort à réserver aux personnes non acceptées par le Comité de sélection. Je pensais que le parcours est tellement difficile qu’il fallait sélectionner les meilleurs et décourager ceux qui avaient peu de chances de réussir, pour leur éviter de perdre du temps, de l’argent. Les entretiens avant la présentation au Comité de sélection étaient donc assez musclés, dans le but de tester la résistance psychologique des candidats, leur vision réelle du projet, leur compréhension de ce qu’est une entreprise. Près de la moitié abandonnait ou repensait son projet dans une optique plus réaliste.
AL : L’enjeu c’était les indécis: que faire des personnes qui hésitaient ? Un accompagnement de quelques semaines a été mis en place, suivi par la création du chéquier-services GENILEM : ce chéquier donnait accès à prix réduit à des prestations de fiduciaires, avocats, spécialistes en propriété intellectuelle, etc. Tous les candidats pouvaient en outre participer aux manifestations de GENILEM et accéder à son écosystème de réseautage.

CIMPACT, JUGGERS SECURITE, ENOSIS design group, SUCCESS & CAREER
Pourriez-vous nous partager une anecdote ?
ASA : Je me souviens d’un entrepreneur qui avait fondé Luxury.com, spécialisé dans la vente de produits de luxes et d’horlogerie sur Internet. Deux membres du comité de sélection lui ont affirmé : « personne n’achètera jamais de produits de luxe sur Internet. » Il avait dix ans d’avance, le projet a été abandonné.
AL : Les vélos électriques FlyR ont fait partie des premières entreprises soutenues, ils sont toujours là aujourd’hui, même si les débuts ont été rocambolesques, faits de hauts et de bas. Bien d’autres entreprises comme Largeur, à Genève, font toujours partie du paysage.
Avec le recul, qu’est-ce qui constitue la formule gagnante de GENILEM, pour vous ?
ASA : La gratuité, la sélection exercée par un Comité constitué de personnes très expérimentées, l’accompagnement sur un temps long, le fait de se focaliser sur le marché davantage que sur le produit.
AL : L’écosystème que nous avons réuni autour de la création d’entreprise : nous avons réussi à embarquer tous les acteurs politiques et économiques de l’époque, à trouver des fonds. Cette dynamique a permis de donner un signal très positif au tissu économique.
ASA : Les parrains comme les membres du Comité de sélection venaient chercher de l’inspiration chez GENILEM. Lors des déjeuners que nous organisions, avec ces partenaires et de jeunes entrepreneurs, les échanges portaient sur les innovations en cours, la perception d’une économie montante ou d’un secteur particulièrement innovant.
AL : Les échanges étaient aussi nombreux avec Novacité à Lyon, cela permettait de nous remettre en question. Des membres de GENILEM allaient se former sur place et inversement. Cela permettait de se confronter à d’autres réalités.
GENILEM a initié la culture de l’accompagnement d’entreprises en démarrage en Suisse romande.
Quel est votre bilan de l’expérience GENILEM, avec le recul ?
AL : Nous avons stimulé, innové, testé des méthodes pour susciter la création d’entreprises. Aujourd’hui, une certaine systématique est reconnue dans ce domaine. Mais il reste un point important : l’importance de la recherche de fonds, et la durée de cette recherche. En initiant GENILEM, on se disait que pour toute entreprise, trois-quatre ans seraient suffisants pour démarrer et être autonome financièrement. En réalité, une fois le démarrage réussi, il faut encore gérer et financer la croissance.
ASA : GENILEM a initié la culture de l’accompagnement d’entreprises en démarrage en Suisse romande. Elle a démontré qu’un dispositif public-privé fonctionne quand l’objectif est clair et partagé ; nourrir le réservoir d’entreprises parmi lesquelles se trouveront les fleurons de demain. De nombreuses structures proposent aujourd’hui de l’accompagnement — qui est devenu du « coaching » — avec un principe de sélection en amont. L’accès au financement n’est cependant pas plus facile qu’à l’époque.
Chronologie des débuts de GENILEM :
Janvier 1994 : démarrage du groupe de travail GENILEM
Novembre 1994 : présentation du projet devant l’Assemblée des délégués de la CVCI
16 juin 1995 : constitution de GENILEM
17 novembre 1995 : premier Comité de Sélection de Projets composé de Jacques Zwahlen (Veillon), Francis Randin (Unicible), Thierry Lenoir (UBS), Pierre-André Probst (Telecom PTT), André Kudelski (Kudelski Group), Micheline Spoerri (devenue Conseillère d’Etat GE), Marco Forster (Fotolabo), Bernard Rosset (KPMG)
1996 : début d’une collaboration régulière avec l’Agefi et Bilan avec le « Baromètre GENILEM »
Novembre 1997 : lancement de Bisange, réseau de business angels suisses romands
Janvier 1998 : lancement du Guide suisse du financement en création d’entreprise
Mai 1998 : premier « défilé d’entrepreneurs », avec « Start d’un soir », l’ancêtre de PRÊT ? PARTEZ, PITCH !
Avril 1999 : lancement du Guide GENILEM, 74 organismes d’aide aux nouvelles entreprises sont présentés
Juin 1999 : lancement du Chéquier-créateur donnant droit à des réductions chez les avocats, fiduciaires, protection intellectuelle, etc.
2000 : nouvelle édition du Guide du financement
Que faudrait-il imaginer aujourd’hui, pour accompagner de jeunes entreprises ?
ASA : Un réservoir financier, mi-public, mi-privé, accessible à des primo-entrepreneurs à échelle romande, voire suisse. Une obligation de coopération et de partage de savoir-faire entre les différentes structures d’aides aux entreprises, qui ne devraient en aucun cas se faire concurrence. Fédérer le soutien à la création d’entreprise et faciliter l’accès au financement est un choix politique. Les acteurs existent, il faut harmoniser la musique.
AL : La création de clubs d’investissements par canton ou par région. Certains cantons ont déjà connu des réunions d’entrepreneurs locaux pour financer des projets locaux. Neuchâtel notamment était extrêmement dynamique dans ce domaine, il existait une vraie solidarité locale. À ce sujet : nous avons même tenté de développer GENILEM au niveau suisse avec des antennes à Lucerne, Zurich… Mais le fait que l’initiative soit romande a été accueilli avec réserve du côté alémanique. Le fossé culturel a eu raison de ce projet.
ASA : Nous sommes dans un monde où absolument tout est financiarisé. Or la plupart des entrepreneurs qui se lancent ne sont pas des financiers. Les agresser avec des exigences de rendement immédiat ne sert à rien. C’est là qu’intervient l’accompagnant (ou le coach), dans une démarche d’encouragement, de formalisation du parcours vers un succès commercial, puis de chiffrage des coûts de la croissance et du potentiel futur. Grâce à cet appui, le financement du démarrage peut être au rendez-vous et les chances de réussite augmentées.
AL : La création d’entreprise reste quelque chose qui demande une décharge d’énergie monstrueuse. Comme l’a demandé GENILEM ! Voilà pourquoi le soutien à l’entrepreneuriat doit être pensé à minima à échelle régionale, surtout à une époque où le marché est devenu mondial.
Propos recueillis par Camille Andres