Portraits d'entrepreneurs

Enerdrape, simplifier la géothermie

By: GENILEM | février 13, 2024 | 5 min de lecture
enerdrape equipe

Bénéficier de la chaleur – ou de la fraîcheur – du sol, sans avoir à faire de forages : c’est la solution d’Enerdrape, spin-off de l’EPFL qui vient de lever plus d’un million de francs.

Margaux Peltier ne s’était jamais destinée à devenir cheffe d’entreprise. « Ce n’était pas dans mon logiciel », explique simplement la trentenaire qui ne compte aucun modèle entrepreneurial dans son cercle familial. À la tête d’Enerdrape, elle chapeaute aujourd’hui une équipe de quatre personnes, et se prépare à tripler son chiffre d’affaires annuel, courant 2024.

C’est une rencontre avec la géothermie sans forage qui a transformé le destin de cette ingénieure. Dès 2018, au cours de son projet de master à l’EPFL, en génie civil, elle travaille sur cette technologie de récupération de chaleur, sur des infrastructures au contact direct du sol. Un potentiel sous-exploité. En 2019, Margaux Peltier cofonde Enerdrape, aux côtés de ses associé·es et chercheurs de l’EPFL, Alessandro Rotta Loria et Lyesse Laloui.

Récupérer chaleur ou fraîcheur des espaces souterrains

La startup a pour vocation de commercialiser les premiers panneaux géothermiques issus de cette solution innovante d’échange de chaleur. Un brevet est déposé et obtenu en 2023. En 2021, le premier ‘proof of concept’ est validé au Sébeillon via une installation financée par un premier client d’envergure : la société immobilière Realstone SA. Les panneaux d’Enerdrape, fabriqués en Italie, sont particulièrement adaptés pour récupérer la chaleur – ou la fraîcheur, selon la saison – du sol au niveau des espaces souterrains à températures constantes (parkings, métros, caves…) et à la diffuser dans des étages supérieurs de la construction.


Comment ça marche ?

Un système de panneaux Enerdrape intègre un circuit fermé, dans lequel un agent caloporteur circule afin d’échanger de la chaleur avec l’infrastructure. La structure innovante des panneaux permet d’absorber la chaleur géothermique (provenant du sol environnant) ainsi que la chaleur résiduelle (présente dans l’air environnant). Une pompe à chaleur, connectée au système de panneaux, permet de transférer ces calories au système thermique du bâtiment.

Pour en savoir plus, découvrez le portrait vidéo de Enerdrape


Plusieurs sources de financement permettent à la jeune startup de se développer. Son travail de R&D bénéficie de fonds BRIDGE-PoC, et du fonds (aujourd’hui disparu) SwissTech4impact, consortium public-privé qui soutient des projets innovants sur le plan climatique. Des soutiens de la Fondation pour l’Innovation Technologique, de Venture Kick, de Venture, et de la Fondation pour le climat soutiennent la commercialisation.

En 2023, Enerdrape compte une quinzaine de clients : caisses de pensions, fonds immobiliers, collectivités publiques, gestionnaires de parkings… « Nous développons un nouveau modèle d’affaires compatible avec les parkings publics non rattachés à des immeubles d’habitation », précise la CEO. Des projets pilotes sont en cours à l’étranger, y compris aux États-Unis. Et la jeune entreprise vient de lever plus d’un million de francs début 2024 pour accélérer sa mise sur le marché : doublement des équipes — sans compter les installateurs de panneaux, employés externes  —, et triplement des ventes. Retour sur un parcours fulgurant.

Quel est le cœur de votre innovation ?

Margaux Peltier : Le cœur de nos développements en laboratoire, c’est de réussir à gérer le transfert des calories depuis le béton (ce qui implique des aspects thermiques et mécaniques complexes), sans aucun forage, au moyen de « simples » panneaux. Notre technologie est à l’interface de plusieurs disciplines, génie civil et ingénierie énergétique. Elle combine beaucoup d’éléments différents : les environnements exploités, la méthode de récupération de chaleur utilisée, mais aussi la méthodologie d’installation de ces panneaux. La combinaison de ces savoirs explique nos performances très élevées : 1 m2 de panneaux chauffe ou refroidit 5 à 10 m2 de surface. Notre panneau est à 80 % de sa performance optimale.

Enfin, s’ajoute une innovation de marché : nous réunissons des acteurs qui n’ont pas l’habitude de coopérer : un gestionnaire de parking et un propriétaire immobilier par exemple, nous leur proposons une nouvelle approche commerciale.

Quelle a été l’étape la plus complexe pour vous, qui venez d’un parcours d’ingénierie ?

La pénétration du marché : convaincre des secteurs qui ne sont pas friands d’innovation ni de décisions rapides, comme l’immobilier, que notre solution valait la peine. Pour une petite structure comme la nôtre, le défi était temporel. Il a fallu s’armer de patience, construire un réseau et s’appuyer sur nos références. Sans elles, il est compliqué de se faire un nom. Pour déclencher un premier contrat, cela a pris du temps.

Autre obstacle : l’immobilier compte une série d’acteurs qu’il a tous fallu convaincre : ingénieurs, maîtres d’ouvrages… Il a fallu trouver la proposition de valeur ajoutée permanente pour chaque corps de métier.

Comment lever un million de francs comme vous venez de le faire ?

Nous cherchions des partenaires qui partageaient nos valeurs et s’avéraient intéressants stratégiquement, et cela nous a pris un an. Mon conseil c’est d’écouter son « gut feeling », et ne pas se faire avoir par de belles paroles, donc vérifier ce qui est dit. Un investisseur reste une relation humaine : il mise sur une technologie, mais surtout sur les personnes capables de la mettre en œuvre, il faut donc vraiment s’entendre.

Apprendre à dire non n’est jamais facile, mais fait aussi partie du processus. D’autres entrepreneurs m’ont aussi conseillé de questionner : il faut aussi faire sa propre « due diligence » en tant qu’entrepreneur ! Dans quelles entreprises ont investi les personnes qui vous contactent, quelles sont leurs thèses d’investissement, quels tickets investissent-elles, comment voient-elles la collaboration à long terme ?

Enfin, il est important de se retrouver avec des personnes qui connaissent votre secteur d’activité. Dans la géothermie, on ne peut pas appliquer les logiques et les métriques propres au digital, ça ne joue tout simplement pas.

Qu’est-ce que la durabilité pour vous ?

Pour moi, cela s’apparente à une série de petites choses qu’on peut mettre en place. Du côté des investisseurs ou des clients, je rencontre souvent des personnes à la recherche d’une « solution magique » pour régler tout d’un coup. À mon sens, les enjeux en la matière ressemblent à un gros puzzle, les pistes pour la construire aussi ! Notre innovation n’est qu’une pièce d’un tout. La durabilité c’est conserver ce regard de long terme, accepter les nuances et les solutions combinées qui permettent de changer vraiment la donne. Parfois, on oublie les étapes de la chaîne de valeur, ou alors, on n’a pas toutes les solutions, mais ce n’est pas grave : le tout est d’avoir une vision partagée et d’aller vers cette direction en acceptant que tout n’est pas parfait.

Comment GENILEM vous a aidé dans ce parcours somme toute assez rapide ?

J’ai trente ans, j’ai lancé cette entreprise directement après mes études, j’ai beaucoup appris via GENILEM et d’autres structures. GENILEM a fait la différence sur le côté opérationnel. En 2023, nous nous sommes détachés de l’EPFL et avons fait grandir l’équipe, nous sommes passés de la startup à la PME. C’était un moment clé pour nous, avec énormément de défis : sortie du labo, installation dans des locaux, recrutement, démarche commerciale. Nous avons pu compter sur GENILEM tout du long.

Vous ne voulez pas être réduite à une « entrepreneuse au féminin », mais le sujet vous interpelle…

Il y a deux choses : sur le plan de l’entrepreneuriat comme sur celui des études, je n’ai jamais connu de frein familial ou scolaire. Donc en matière de vocation ou de possibilités, je ne me suis jamais posé de questions, n’ai jamais limité mes ambitions, n’ai pas douté de ma capacité de leadership.

Ensuite, il y a le monde professionnel et ses réalités. Et je dois admettre que j’ai déjà eu droit à des réflexions ou des maladresses de la part de mes interlocuteurs, surpris par mon âge ou mon statut de CEO et d’ingénieure. Cela fait partie du jeu, je dirais qu’aujourd’hui c’est plutôt une force. Parfois, je me pose des questions : par exemple sur la gestion de la vie familiale le jour où je souhaiterais des enfants : un homme aurait-il les mêmes interrogations ? Ou bien sur le fait d’être exposée médiatiquement : je sais que notre technologie est inédite, mais est-ce que mon genre a apporté un privilège ? Certains se posent sûrement la question, mais au final j’ai décidé que cela faisait partie du jeu.

Propos recueillis par Camille Andres